Par leur isolement et leur brièveté, les chantiers de barrages utilisent une main d’œuvre très cosmopolite.
L'importance du barrage, les bouleversements apportés en Europe par la seconde guerre mondiale, les difficultés de conduire un tel projet en période d'occupation, la naissance d'un mouvement de résistance donneront au chantier de l'Aigle une dimension sociologique et humaine très particulière et difficilement comparable aux autres chantiers.
Au plus haut, la population de la Cité compte jusqu'à 1 300 personnes issues de près de 30 nationalités différentes.
Les Espagnols sont probablement les plus nombreux à l'Aigle. Beaucoup d'entre eux, souvent d'origine Catalane, viennent du camp d'Argelès. Le directeur de l'entreprise Ballot s'est rendu sur place et a proposé du travail au barrage. Heureux de fuir les épouvantables conditions de ce camp de concentration, nombreux sont ceux qui ont accepté cette proposition. Leurs origines professionnelles sont très variées : étudiants, journalistes, architectes, séminaristes, professions libérales... Peu viennent des métiers du bâtiment et des travaux public. Des cours de formation sont mis en place à leur intention. En 1943 on compte 143 Espagnols, dont certains, mariés et père de famille ont été rejoints par leurs familles.
Les Italiens sont présents sur les chantiers depuis longtemps : ils ont fuit les crises économiques et la montée du Fascisme ; on en trouve dans la plupart des métiers, mais ils se sont fait une sorte de spécialité de tenue de cantines.
Les Africains aussi font significativement partie de la population; l'un d'entre eux, ancien boxeur était surnommé "Blanchette". Ils habitent fréquemment sur la rive droite, du côté du Moulinot. De nombreux Nord-Africains logent également dans ce quartier, qui est rebaptisé "Le Maroc" ou "Le village Nègre".
Les autres nationalités d'Europe sont représentées, notamment par des Polonais.
On voit passer des Tonkinois, que l'on appelle les Annamites. Le soin qu'ils apportent à leur tenue, la méticulosité qu'ils déploient pour leur ménage et le rangement de leur baraquement les distinguent particulièrement de leurs compagnons autochtones, disons.. Euh... un peu plus rustiques...
Lors du recensement qui eût lieu après la guerre sur la commune de Chalvignac, à un moment où les travailleurs du chantier ont commencé depuis quelques temps déjà à quitter le lieu, on nota la présence de 363 étrangers sur 1 372 habitants. Cela relativise les discussions contemporaines sur ce que l'on appelle le seuil de tolérance...
Après avoir essayé différents systèmes pour faire venir sous la contrainte des travailleurs en Allemagne, l'occupant a institué le "Service du Travail Obligatoire", le STO. Par ce procédé, chaque Français en âge de le faire doit aller travailler pour l'ennemi.
Etre employé, en France, sur un certain nombre de chantiers jugés stratégiques par l'occupant permet d'échapper à cette obligation. M. Coyne a profité du classement du chantier en STO pour y faire venir une grande partie de la promotion de l'Ecole Nationale des Ponts et Chaussées. D'autres y trouvent un moyen de rester en France et de contribuer au mouvement de résistance.
L'intérêt technique du chantier a également attiré des techniciens et des ingénieurs.
Enfin, la situation isolée du lieu la rend propice à la dissimulation d'évadés des différents camps Nazis.
Bien entendu, les populations locales, des deux côtés de la Dordogne, font intégralement partie de cette société ; elles contribuent à son équilibre par leur aide alimentaire et au mouvement de résistance par leur complicité.
Malgré l'isolement du lieu, malgré les difficultés du travail, malgré des conditions de vie rudimentaires, malgré une proportion d'hommes célibataires qui atteint 75%, malgré les différences de cultures et de religions, cette population vit dans une certaine harmonie et ne connait pas d'incidents raciaux ou de droit commun significatifs.
Toutes ces femmes, tous ces hommes vivent cela comme quelque chose de normal. Tout le monde se connait. La solidarité, la bonne humeur est de règle, et dans un pays en proie au doute et au découragement, leur envie de vivre ne laisse pas de place au pessimisme.
Mais dans le même temps, juste comme ça, ils construisent un barrage qui, plus de 70 ans, après fonctionne comme au premier jour et créent un mouvement de résistance qui est significatif dans la libération de notre région et de notre pays.
Le principal point commun de ces gens venus de partout est probablement de se trouver là, après avoir été cabossés par les bouleversements que l'Histoire a provoqués. Mais il est des moments, il est des lieux où une poignée de gens qui a tout à reconstruire est capable de refaire le monde.
Et ils ont été de ceux-là.
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